Interview avec Barbara Kohler 2023/2 - Les défis de l'intégration scolaire 2023/02 - Campagnes - Actualité - Kinderkrebsschweiz
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« La réussite de l’intégration scolaire est le fruit du hasard »

Interview avec Barbara Kohler, spécialiste en neuropsychologie

Interview mit Barbara Kohler

Spécialiste en neuropsychologie à l’Hôpital de l’Île de Berne, Barbara Kohler suit les enfants et les adolescents touchés par le cancer, pendant et après la maladie. La neuropsychologie pédiatrique a pour objet l’analyse des relations existant entre les fonctions cérébrales, les capacités cognitives, les émotions et le comportement des enfants et adolescents.

 

Madame Kohler, dans votre quotidien professionnel de neuropsychologue en hôpital, vous avez affaire à des enfants et adolescents touchés par le cancer. En quoi consiste votre travail, notamment aux côtés des enfants atteints d’une maladie cancéreuse ?

Les jeunes patients que nous suivons présentent des maladies diverses. Ils sont par exemple épileptiques, atteints d’un cancer en phase aiguë ou guéris au terme du traitement médical, mais souffrent encore de séquelles à long terme. Après un cancer, de nombreux enfants et adolescents poursuivent leur développement de manière tout à fait normale. Toutefois, la maladie ou les traitements intensifs peuvent induire des dérèglements légers à sévères de certaines fonctions du cerveau. Les cas les plus graves sont relevés chez les enfants atteints de tumeurs cérébrales, mais les jeunes patients touchés par un autre type de cancer peuvent également subir une altération des capacités intellectuelles. Des troubles neurocognitifs apparaissent, qui génèrent des difficultés de concentration, de mémorisation, de traitement rapide des informations, de planification ou d’organisation, compliquent l’apprentissage ou la compréhension et peuvent même avoir des effets sur le comportement. La mémoire de travail, qui permet de stocker et traiter des informations à court terme, est la plus touchée en cas de cancer survenu pendant l’enfance. Or cette fonction cérébrale se révèle d’une importance capitale pour les activités scolaires que sont notamment la lecture et le calcul mental. De nombreux jeunes adultes guéris – ou enfants et adolescents atteints d’une forme grave de cancer – souffrent en outre de fatigue chronique et ont régulièrement besoin de faire des pauses pour récupérer et reprendre des forces. Pour toutes ces raisons, les enfants touchés par le cancer éprouvent parfois de plus grandes difficultés que les autres à exécuter à l’école des tâches faisant appel à des fonctions cognitives complexes. Ils ont de ce fait besoin de davantage de temps et de soutien.

 

Le cancer est une menace pour la vie et requiert un traitement intensif. Les enfants et adolescents concernés passent parfois de longs mois, voire des années, à l’hôpital. Que proposez-vous pour leur permettre de ne pas perdre le fil de leur scolarité ?

En règle générale, les hôpitaux pédiatriques travaillent de manière pluridisciplinaire. Autrement dit : l’équipe de psychologues, les travailleurs sociaux et les enseignants de l’école en milieu hospitalier sont impliqués dans le processus dès l’annonce du diagnostic. Nous établissons dans les premières semaines un bilan neurocognitif pour chaque jeune patient qui arrive chez nous, en vue de l’intégrer aussi vite que possible dans l’école en milieu hospitalier. Il existe des cours pour tous les niveaux et ceux-ci sont adaptés en fonction de l’état de santé de l’élève et des plans de traitement. Lorsque les enfants sont trop faibles pour aller en classe, nos enseignants en milieu hospitalier se rendent directement dans les chambres. Leur intervention crée une diversion face à l’angoisse et à la douleur et constitue une offre complémentaire bienvenue. En général, après avoir obtenu l’accord des parents, l’école en milieu hospitalier prend contact avec l’école d’origine de l’enfant et demande à recevoir les supports de cours, afin que le jeune patient puisse garder le lien avec les enseignements dispensés dans sa classe. Certains enseignants très impliqués viennent en personne à l’hôpital et engagent leurs élèves à faire de même. Mais nos demandes ne sont pas toujours accueillies de cette façon et restent parfois aussi sans réponse, pour des raisons que nous ignorons. Notre rôle consiste à maintenir le contact avec l’école du patient, à expliquer et à assurer une médiation en cas de problèmes.

 

De quelle manière l’école apporte-t-elle son soutien ?

Au début de la maladie, la plupart des écoles se montrent très volontaires pour soutenir les enfants hospitalisés. Mais malheureusement, au fil des mois, lorsque les absences se prolongent et que le lien entre l’enfant, les enseignants et la classe se distend, on voit s’amenuiser le soutien apporté par l’école. Le traitement d’une leucémie par exemple s’étend en moyenne sur deux ans. Durant ce laps de temps, les cours se poursuivent, les camarades de classe passent au niveau supérieur, et de nouveaux enseignants entrent en scène qui, souvent, ne connaissent ni les antécédents médicaux du jeune patient, ni ce qui a été convenu avec l’école en milieu hospitalier, et n’ont évidemment pas eu l’occasion d’établir un lien personnel avec l’enfant touché par la maladie. Il nous faut alors tout reprendre à zéro et chercher des solutions avec l’école pour que l’élève concerné puisse continuer à suivre normalement sa scolarité. Cela se fait au prix d’efforts considérables pour toutes les parties prenantes et ne mène pas toujours à la réussite attendue. Alors qu’en Suisse, la formation est un droit, la réalité pour les jeunes patients atteints d’un cancer prend souvent un autre visage. Étant donné qu’il n’existe pas de réglementation unifiée définissant clairement le soutien qui doit être apporté aux enfants souffrant d’une maladiegrave, la situation varie d’école à école et de canton à canton. La réussite de l’intégration scolaire est ainsi le fruit du hasard. Elle dépend totalement de l’engagement de l’école concernée. S’il existait, en plus de la scolarité obligatoire, un devoir d’intégration, la réalité serait bien différente.

 

Que faudrait-il changer pour améliorer l’intégration scolaire en cas d’absence prolongée liée à la maladie, et comment veiller à ce que les enfants gardent le contact avec leurs camarades de classe ?

Lorsqu’un cancer est diagnostiqué, les enfants doivent quitter d’un jour à l’autre leur univers familier, leur école et leurs camarades et ce, durant plusieurs mois voire plusieurs années. De mon point de vue, il faudrait en premier lieu que le milieu scolaire soit davantage sensibilisé à la maladie. On verrait alors grandir la disposition à soutenir les enfants malades sur le long terme et ceux-ci seraient mieux préparés à réintégrer l’école. Les formules d’enseignement hybride, mêlant sessions en ligne et cours en présentiel, constituent une solution qui permet de prendre en compte l’état de santé des jeunes patients et les absences dues aux traitements. La pandémie de coronavirus nous a montré que ces modalités de cours pouvaient fonctionner. Pourquoi ne pas les proposer systématiquement aux enfants atteints d’un cancer ? Bien sûr, les établissements scolaires devraient consentir à quelques efforts mais les enfants garderaient ainsi le lien avec la matière vue en classe et avec leurs camarades. Nous avons par exemple expérimenté avec succès le robot scolaire Nao* et il existe dorénavant d’autres outils technologiques – comme les tablettes – qui pourraient permettre aux enfants malades de participer activement aux cours, au moins pour quelques heures. Malheureusement, aucune prescription légale ne prévoit cette forme d’enseignement en cas de maladie chronique. Nous passons ici à côté d’une réelle opportunité d’intégration des enfants malades sur le long terme, ce qui peut avoir des répercussions négatives sur leurs perspectives de formation comme sur leur bien-être.

 

Pourquoi est-il si important à cet âge de garder le contact avec ses camarades de classe ?

L’école est bien plus qu’un simple lieu de transmission du savoir. Elle sert aussi à l’apprentissage de la vie en société et au développement de la personnalité. Chez les adolescents en particulier, le contact avec des camarades du même âge est un facteur décisif de socialisation. Lorsque le contact avec l’école et les autres élèves est brusquement interrompu par une maladie potentiellement mortelle comme le cancer, et pour un temps relativement long, les jeunes concernés peuvent souffrir de troubles psychosociaux (anxiété, épisodes dépressifs, sentiment d’isolement). La réussite des mesures d’intégration requiert de faire le maximum pour que l’enfant malade puisse continuer à suivre les cours, en dépit de ses absences, et ne soit pas obligé de redoubler une classe, ce qui reviendrait simultanément à perdre le contact avec ses camarades, qui constituent son groupe social de référence. Pour que les écoles et les enseignants qui se mobilisent pour un enfant malade ne demeurent pas des cas isolés, il faudrait imposer à l’échelon national une obligation d’enseigner en ligne aux élèves touchés. Cela nécessiterait bien sûr le déploiement de ressources supplémentaires, ce qui demeure néanmoins une opération parfaitement réalisable à raison de quelque 350 nouveaux cas de cancer diagnostiqués chaque année chez les enfants et adolescents. J’aimerais que nous fassions preuve de plus de compréhension vis-à-vis de ces derniers comme vis-à-vis de tous les jeunes atteints de maladies chroniques, et que nous leur tendions davantage la main. Voilà la seule approche qui permettra de faciliter leur intégration scolaire et de leur offrir à l’avenir de plus larges perspectives.

 

Que se passe-t-il à l’issue de la thérapie, lorsque l’enfant retourne à l’école ?

La réintégration dans l’école d’origine se fait avec plus ou moins de difficultés. Malheureusement, le personnel des écoles manque souvent de connaissances sur les effets à long terme générés par un cancer pédiatrique. Or chez la plupart des enfants et adolescents, la maladie et les traitements agressifs laissent des traces, qui ne sont pas toujours visibles de prime abord. Les jeunes présentent subitement des difficultés à se concentrer, à mémoriser ou à fixer leur attention et ils ne peuvent plus exécuter les tâches demandées au même rythme qu’avant la maladie. Ils se fatiguent en outre plus rapidement. Parfois aussi, leur personnalité change. Le traitement d’une leucémie, par exemple, dure plus d’un an. Les chimiothérapies mises en œuvre sont toutefois si agressives que le cerveau ne peut durant cette période se développer comme il le ferait chez un sujet sain. Les enfants touchés par le cancer ont donc besoin de davantage de temps que les autres pour atteindre certaines étapes du développement neurocognitif. Au début, tout le monde fait généralement preuve de compréhension, mais plus les jeunes ont besoin de temps, plus s’amoncellent les obstacles, jusqu’à devenir de véritables défis.  Certains ont la chance d’être bien accompagnés dès la phase de thérapie, de telle sorte que la transition par la suite se fait généralement sans difficulté. Dans certains cas toutefois, le soutien préalable n’est pas optimal et l’expérience montre que la réintégration pose alors des problèmes : l’élève finit souvent par redoubler, voire changer d’école. Il est à nouveau arraché à son réseau relationnel et perd le contact avec ses amis et camarades de classe. Cette expérience peut être très traumatisante et devra parfois s’accompagner d’une psychothérapie sur plusieurs années.

 

Qu’appelez-vous de vos vœux pour que la réintégration dans les écoles se passe mieux ?

Même si certains jeunes patients guéris doivent faire face à certaines restrictions de leurs facultés dues aux effets à long terme de la maladie, leur intelligence ne se trouve en règle générale nullement altérée. C’est pourquoi obliger les enfants ou adolescents ayant été touchés par la maladie à redoubler, ou les envoyer dans une autre école, ne constitue pas à mes yeux une bonne solution. Nous mettons tout en œuvre pour que la réintégration de ces jeunes se fasse tout en douceur. Dans de nombreux cas, la réussite est au bout du chemin, pour peu que soient instaurées des mesures spéciales comme la compensation de désavantages et un dialogue assidu avec l’établissement. Pour certains enfants toutefois, la réintégration s’avère difficile voire impossible, s’ils n’ont pas reçu le soutien nécessaire. Il nous faut alors intervenir sans relâche et mobiliser toutes les instances compétentes jusqu’à l’inspection scolaire. Lors de ces échanges, il est chaque fois question des antécédents médicaux de l’élève et de ses déficits constatés, ce qui peut être très éprouvant pour les parents. J’appelle de mes vœux un système scolaire basé sur la tolérance et la souplesse, qui permettrait aux enfants malades de participer aux cours et de rester intégrés dans leur classe. De par ma propre expérience, je sais que les jeunes touchés par la maladie aimeraient recevoir de leur entourage, non pas de la pitié, mais de la compréhension. Ils attendent aussi de nous que chacun soit prêt à faire le maximum pour que l’intégration scolaire ne soit pas un vain mot mais une véritable réussite, y compris sur le long terme.

 

 

* Nao est un robot humanoïde qui peut être utilisé en milieu scolaire. Le projet Avatar Kids veille à ce que les petits patients de longue durée ne perdent pas le contact avec leurs camarades de classe et restent socialement intégrés.

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