Entretien Eva Maria Tinner 19/1 - Guéri, mais pas en parfaite santé - Campagnes - Actualité - Kinderkrebsschweiz
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Le cancer de l’enfant et ses conséquences : de l’importance des soins de suivi

Entretien avec la Dre Eva Maria Tinner, oncologue et hématologue pédiatre à l’Inselspital, Hôpital universitaire de Berne, et coordinatrice de la consultation de suivi à l’Hôpital cantonal de Liestal.

Porträt Eva Maria Tinner

Dre Tinner, vous avez été le premier médecin en Suisse à lancer une consultation de suivi pour les patients ayant souffert d’un cancer pendant l’enfance qui ne bénéficient pas de soins de suivi réguliers. Qu’est-ce qui vous a amené à prendre cette initiative ?
Au cours de ma carrière, j’ai pris de plus en plus conscience du manque d’offres de soins de suivi à destination des jeunes adultes guéris qui ont survécu à un cancer pédiatrique. Lors du passage de la pédiatrie à la médecine adultes, pratiquement aucun interniste ne s’intéressait à ce groupe de patients spécifique et ne possédait les connaissances nécessaires sur les effets à long terme, alors que la majeure partie de ces effets sont de nature interne. Ce déficit s’explique par le fait que dans le passé les médecins en charge du suivi des patients ne disposaient que de peu d’informations sur le traitement qu’ils avaient reçu et sur les effets à long terme que ces derniers pouvaient provoquer. En 2013, nous avons introduit le « Passport for Care® » à Berne et, dès 2015, j’ai développé, en collaboration avec la Dre Anna Minder, endocrinologue et interniste, la première consultation de suivi, en Suisse, destinée aux patients ayant souffert d’un cancer pendant l’enfance. Ce projet a bénéficié du soutien du docteur Thomas Dieterle, directeur de recherche, et du professeur Jörg Leuppi, médecin-chef, au sein de la clinique universitaire médicale de l’Hôpital cantonal de Bâle-Campagne.


Lorsqu’on entend que quatre enfants et adolescents sur cinq guérissent désormais de leur cancer, on se dit qu’on a fait de grands progrès en matière de traitement médical. Comment expliquer que de jeunes adultes guéris souffrent de séquelles parfois graves?
De nos jours, la médecine peut guérir environ 80 à 85 pour cent des patients atteints d’un cancer de l’enfant, dans l’espoir qu’ils puissent mener une vie normale à l’âge adulte. Cependant, pour atteindre ces résultats de guérison, nous, médecins, devons parfois avoir recours à des traitements très agressifs. Nous sommes souvent contraints d’aller aux limites de ce que l’organisme d’un enfant peut supporter. Même si la grande capacité de régénération des enfants leur permet de mieux tolérer les traitements que les adultes, certaines lésions organiques subsistent, qui ne se manifesteront, pour certaines, que plus tard. En outre, l’organisme des enfants est encore en plein développement, ce qui signifie que ces traitements peuvent laisser des traces en retardant ou en entravant la croissance. Le traitement de certaines régions du corps par la radiothérapie, par exemple, freine leur croissance. Le recours à une opération ou à la radiothérapie peut donc entraîner des lésions. L’usage de la radiothérapie pour traiter une tumeur au cerveau peut occasionner des déficits cognitifs plus importants, avec le risque qu’un enfant auparavant en bonne santé puisse se retrouver avec un handicap mental en raison du traitement. La radiothérapie moderne et l’amélioration de l’imagerie médicale ont permis de réaliser de grands progrès dans le domaine des traitements. Aujourd’hui, certains traitements anticancéreux sont moins lourds et plus ciblés qu’il y a 40 ans lorsqu’on pouvait seulement guérir 50 à 60 pour cent des enfants. Cependant, certains patients doivent toujours subir des traitements très agressifs même si ces derniers occasionneront de graves séquelles.

 

Quels sont les effets à long terme auxquels les jeunes adultes guéris doivent faire face?
Alors que certains dommages consécutifs, dans le cas d’une amputation ou d’une prothèse par exemple, sont évidents d’emblée, d’autres ne se développent que lentement et pendant de longues années. Dans le cas des tumeurs au cerveau par exemple, des problèmes peuvent ainsi apparaître au niveau des hormones, de la thyroïde ou de la fertilité des décennies après le traitement proprement dit. De ce fait, il est difficile de détecter immédiatement les effets à long terme et de les traiter comme il se doit. Pour simplifier, on pourrait dire que le processus de vieillissement des organes est plus rapide chez les patients ayant souffert d’un cancer pendant l’enfance que chez des personnes du même âge. Des études américaines portant sur la comparaison régulière de patients ayant souffert d’un cancer pendant l’enfance et de leurs frères et sœurs montrent que le «processus de vieillissement» débute environ 10 à 20 ans plus tôt chez les jeunes adultes guéris et qu’ils sont affectés de plusieurs troubles simultanément. C’est la raison pour laquelle les apparences peuvent être très trompeuses et entraîner des erreurs de jugement éventuelles, lorsqu’il s’agit d’examiner, par exemple, une patiente âgée de 30 ans qui présente des problèmes cardiaques n’apparaissant normalement pas avant 50 ans chez une femme en bonne santé. À cela s’ajoute, selon le traitement anticancéreux, un risque élevé de tumeurs secondaires qui nécessite des examens de dépistage précoces, par exemple dans le cas de cancers du sein, de la peau et colorectal. Des états d’angoisse, de dépression et une fatigue chronique peuvent nuire à la qualité de vie des jeunes adultes guéris. Pour évaluer correctement le risque des effets à long terme dans de tels cas, il est nécessaire d’avoir recours à une approche médicale différenciée et très qualifiée.

 

Pourquoi les soins de suivi sont-ils si importants chez les patients ayant souffert d’un cancer pendant l’enfance?
Les soins de suivi visent à détecter suffisamment tôt les effets à long terme afin de pouvoir éviter des complications plus sévères. L’insuffisance cardiaque en est un bon exemple : si elle est diagnostiquée à temps, c’est-à-dire lors de l’échocardiographie et avant l’apparition de symptômes, il est possible de soulager le cœur par des moyens médicamenteux afin que les personnes concernées puissent poursuivre une vie normale. Si l’on constate cette déficience trop tardivement, la meilleure intervention qui soit ne sera plus en mesure de rétablir des capacités normales car les dommages seront déjà trop importants. Il en va de même pour d’autres organes. Les soins de suivi de patients ayant souffert d’un cancer pendant l’enfance sont un sujet très complexe qui impose des exigences élevées aux médecins traitants. Contrairement aux personnes de leur âge, les jeunes adultes guéris sont parfois atteints de plusieurs troubles simultanés, comme chez des patients plus âgés, ayant dépassé les soixante-dix ans. Alors que chez ces derniers, il s’agit avant tout de qualité de vie, les jeunes adultes guéris sont encore actifs, ont un métier, parfois même une famille.

À cela s’ajoutent les aspects psychosociaux des effets à long terme. Ainsi, de nombreux jeunes adultes guéris souffrent d’un syndrome de fatigue chronique. Souvent très fatigués et moins performants, ils doivent économiser au maximum leur énergie pour pouvoir tenir au quotidien. Si l’on examine l’aspect spécifique de l’assurance invalidité, nombre d’entre eux se retrouvent dans une situation précaire sur le plan personnel et financier parce qu’ils sont classés comme étant en pleine capacité de travail malgré leur déficience, une décision qui peut avoir des conséquences tragiques pour les personnes concernées. C’est pourquoi il est aussi judicieux de concentrer les soins de suivi sur des points précis pour mieux soutenir les personnes concernées dans ce domaine. Pour certains jeunes adultes guéris, l’apparition des effets à long terme ne survient que 15 à 20 ans après le cancer proprement dit : ils ont fait un apprentissage, entamé leur carrière professionnelle et fondé une famille. Subitement, leurs performances diminuent, ils ont besoin de pauses plus fréquentes et peuvent souffrir d’un burn-out. L’entourage professionnel se montrant souvent peu compréhensif face à une baisse de performances, la collecte de ces informations de manière centralisée peut au moins aider à remettre cette déficience dans un autre contexte.

 

Comment s‘organise concrètement une consultation de suivi dans votre clinique?
Pour le médecin traitant, il est souvent très difficile de connaître les antécédents d’un(e) jeune adulte guéri(e) afin de le/la conseiller efficacement au sujet des risques le/la concernant. Il n’est pas rare que les informations nécessaires soient manquantes parce que les anciens rapports de sortie sont souvent incomplets. Dans notre clinique de suivi post-traitement, nous nous basons sur les anciens dossiers médicaux pour établir une synthèse détaillée sur les traitements administrés pendant la thérapie conformément à des directives définies au préalable (« Passport for Care® »). Avant la consultation de suivi, chaque jeune adulte guéri se voit remettre un questionnaire portant sur les troubles physiques, psychiques et psychosociaux. En se basant sur ces deux sources d’informations, une équipe interdisciplinaire composée d’oncologues et d’internistes définit ensuite les examens de base dont le patient a besoin et les examens à effectuer en supplément. Ces examens ont ensuite lieu le jour même de la consultation à la clinique, en combinaison avec des entretiens. Tous les résultats des examens et recommandations spécifiques concernant les risques potentiels sont récapitulés dans un rapport détaillé qui est envoyé au patient et au médecin traitant. En conclusion, chaque jeune adulte guéri reçoit son « Passport for Care® » personnel qui récapitule les traitements reçus et dispense des recommandations personnalisées sur les organes, éventuellement touchés, qui doivent être contrôlés régulièrement. Ces informations sont également enregistrées au format électronique sur le site des jeunes adultes guéris du « Passport for Care® » auquel les patients peuvent accéder quand ils le souhaitent.

 

De manière générale, comment jugez-vous la situation du suivi post-traitement en Suisse?
Tous les hôpitaux suisses dotés d’une unité d’oncologie pédiatrique prennent en charge leurs patients jusqu’à environ 18 ans. Ensuite, différentes cliniques proposent des consultations de transition qui sont toutefois plutôt orientées vers l’aspect oncologique. Les effets à long terme du cancer de l’enfant sont très divers et peuvent toucher presque tous les organes en fonction du traitement reçu, c’est pourquoi l’approche purement oncologique peut s’avérer insuffisante. Il y a donc un besoin de consultations interdisciplinaires telles qu’elles sont proposées à Liestal et à Berne. Même s’il existe désormais différentes approches, la Suisse ne dispose pas encore de soins de suivi étendus et définis selon des critères communs. En outre, les jeunes adultes qui n’ont pas été transférés directement vers une consultation de transition ne peuvent actuellement bénéficier d’un suivi post-traitement spécifique qu’à Liestal, Berne et Aarau.  

 

Selon vous, quel est le domaine où il est le plus urgent d’agir et quelles étapes concrètes sont nécessaires pour améliorer les soins de suivi en Suisse?
Comme les effets à long terme peuvent toucher tous les organes des patients ayant souffert d’un cancer pendant l’enfance, il convient de les examiner et de les traiter de différents points de vue médicaux. Le bon déroulement de la transition des patients de la pédiatrie à la médecine des adultes nécessite donc des consultations de suivi et de transition interdisciplinaires. Toutes les informations collectées doivent être réunies dans des lieux centralisés en Suisse, où des oncologues et des internistes spécialisés en soins de suivi veillent à ce que les jeunes adultes guéris trouvent un espace dédié pour évoquer leurs problèmes et bénéficient de soins de suivi conformes aux directives actuelles basées sur des éléments probants.

Il est important de disposer de récapitulatifs et de plans de soins de suivi homogènes, établis sur la base de directives communes telles que définies dans le Long-Term Follow Up Guideline américain du COG (Groupe d’oncologie pédiatrique) qui sert de base au « Passport for Care® ». Même si toutes les cliniques suisses ne le font pas encore, nous recommandons les directives américaines car elles sont exhaustives, centrées sur les intérêts du patient et prennent en compte les recommandations du « International Guideline Harmonization Group ». La nécessité des soins de suivi est évidente, mais en Suisse, nous devons aussi faire face à un problème de ressources. La consultation de suivi demande beaucoup de temps et, pour l’instant, nous ne pouvons prendre en charge qu’un petit nombre de patients. Il serait souhaitable de pouvoir élargir notre offre afin de prendre en charge plus de jeunes adultes guéris. Cela nécessite toutefois un soutien financier plus important. À cela s’ajoute le problème de la prise en charge des coûts par les caisses-maladie. Pour de nombreux jeunes adultes guéris, une franchise élevée peut constituer un blocage supplémentaire pour consulter un médecin, surtout en l’absence de troubles aigus. Il est essentiel ici que les caisses-maladie assument la prise en charge intégrale des coûts. Ce n’est que si les jeunes adultes guéris bénéficient d’un accompagnement interdisciplinaire le plus tôt possible après leur cancer qu’il est possible d’éviter les complications résultant de la maladie et/ou du traitement.

 

Portrait
La Dre Eva Maria Tinner est oncologue et hématologue pédiatre. Dans le cadre de sa formation continue, c’est en Angleterre essentiellement qu’elle est sensibilisée à l’importance des soins de suivi des patients du cancer. À partir de 2012, elle est médecin-chef du service d’oncologie et d’hématologie pédiatrique de l’Hôpital de l’Ile de Berne ; d’octobre 2015 à juin 2018, elle a la charge exclusive de la planification du suivi post-traitement. Depuis juillet 2018, elle est à nouveau active dans le domaine clinique à Berne ainsi que dans la nouvelle consultation de suivi post-traitement interdisciplinaire Cancer Survivor de l’Hôpital de l’Ile. Depuis 2016, elle est coordinatrice du projet de soins de suivi de l’Hôpital cantonal de Bâle-Campagne à Liestal. Depuis 2017, la consultation de suivi de cet établissement offre dans toute la Suisse des conseils et des soins de suivi interdisciplinaires structurés pour les patients adultes ayant souffert d’un cancer pendant l’enfance.

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